"Les eaux glacées du calcul égoïste"
--> Pendant les vacances les affaires continuent
Laurent Mauduit, dans Le Monde du 17 août profite des vacances pour réfléchir : Quatre jours ordinaires dans la vie des affaires. Quatre jours parmi d'autres dans la vie du capitalisme français, qui - même quand il en va de la culture, de la défense ou de l'impôt - noie toutes choses, selon la belle formule de Marx, "dans les eaux glacées du calcul égoïste". Il en va de l'actualité économique comme d'un film : chaque image peut être regardée à l'arrêt. Mais il faut aussi observer les plans de manière accélérée, dans leur mouvement, pour bien en comprendre le sens.
A-t-on, ainsi, suivi les tours et les détours de l'actualité
économique française en cette période d'été ? Dans les quatre derniers
jours de juillet, il s'est passé une cascade d'événements importants,
qui méritent d'être observés les uns après les autres.
Mais il faut aussi les regarder ensemble,
car leur accumulation, leur rapprochement, finissent par faire sens.
Plus que chacune des images, ce film de l'actualité économique en dit
long sur ce que devient le capitalisme français, sur la société qu'il
modèle, sur ses inégalités et ses hypocrisies.
Mardi 27 juillet. Le tribunal de commerce de Paris décide de placer en redressement judiciaire la société de transports de fonds Valiance Fiduciaire, qui emploie en France quelque 3 000 salariés. L'affaire est, en soi, tristement banale. Malgré la reprise, le chômage reste à un niveau très élevé, tout proche de la barre des 10 % de la population active. Et Valiance fait partie de cette cohorte d'entreprises qu'une meilleure conjoncture n'est pas parvenue à sortir des difficultés. Son histoire est, pourtant, moins ordinaire qu'il n'y paraît. Car son actionnaire principal, UBS Private Equity, filiale du groupe Union des banques suisses (UBS), est l'un de ces fonds d'investissement qui ont prospéré en France depuis quelques années, au point d'être présent dans le capital de près de 3 600 entreprises. L'un de ces fameux fonds qui ont souvent mauvaise réputation car on les suspecte, en permanence, d'exiger des taux de retour sur investissement exorbitants, de 20 ou 25 %, puis de quitter le capital quatre à cinq ans plus tard, en prenant leur bénéfice, après avoir épuisé les possibilités de croissance de l'entreprise et en laissant parfois les salariés sur le carreau. Dans le cas d'UBS - qui est bien connu des grandes fortunes françaises car il est le numéro un mondial de la gestion privée - cela va-t-il être le cas ? Ces actionnaires font-ils partie de ces "patrons voyous" que Jacques Chirac avait dénoncés, dix-huit mois plus tôt, lors de l'affaire Metaleurop-Glencore ? Aussitôt la question se pose, car un porte-parole d'UBS fait savoir, le lendemain, aux agences de presse que la banque "estime ne plus rien devoir à Valiance". Mais cette fois, malgré la brutalité de l'annonce, pas d'émotion publique : il ne se trouve aucun responsable politique pour s'indigner du comportement du groupe suisse et de sa conception de "l'entreprise jetable". Quelques jours plus tard, mardi 10 août, UBS annoncera qu'elle a réalisé un profit en hausse de 60 % au premier semestre de 2004, soit près de 3 milliards d'euros. Son communiqué précise qu'elle a pour intention de continuer à placer "au cœur" de sa stratégie "une gestion de fortune qui soit en tête de la compétition au niveau mondial".
Mercredi 28 juillet. Le premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, annonce, lors d'une conférence de presse, qu'il a mis à l'étude une mesure d'amnistie fiscale pour les capitaux qui se sont illégalement investis à l'étranger et qu'il a retenu une revalorisation plus faible que prévu du salaire minimum pour 2005.
Les deux mesures - l'une au détriment des petits revenus, l'autre en faveur de quelques grosses fortunes exilées, en Suisse ou ailleurs, dans un autre paradis fiscal - suscitent étonnement et colère, même dans les rangs de la droite, à l'UMP et à l'UDF. Le parti de François Bayrou dénonce "un choc des symboles". Le président du Medef, Ernest-Antoine Seillière, lui, approuve. Le 3 août, sur RTL, il déplore que le smic soit "trop élevé en France". Il fait par ailleurs valoir que l'amnistie fiscale n'a de sens que si, dans le même temps, une suppression de l'impôt sur la fortune est décidée. Face au tollé, le premier ministre aurait finalement renoncé à son projet d'amnistie. Mais seulement provisoirement...
Jeudi 29 juillet. Le Monde révèle qu'un très gros contrat portant sur des avions Rafale est en passe d'aboutir : l'Etat va acheter au groupe Dassault 59 appareils, pour un montant record de plus de 3 milliards d'euros. D'où vient ce contrat ? Et pourquoi, après avoir été bloqué durant de longs mois, est-il subitement en passe d'aboutir ? Dans les milieux industriels, aussitôt une hypothèse circule : un mois après le rachat par Serge Dassault de la Socpresse (qui compte 70 titres dont Le Figaro, L'Express, La Voix du Nord, Le Progrès, Le Dauphiné libéré, Presse Océan...), sans doute y a-t-il dans ce contrat plus qu'une coïncidence. "C'est une sucette pour neutraliser la presse Dassault et pour qu'elle ne tombe pas dans le "sarkozysme"", assure un grand patron qui connaît le dossier. L'affaire, en tout cas, prend valeur de symbole : la presse française présente la singularité d'être de plus en plus dominée par des géants industriels, notamment de l'armement ; et, par surcroît, ces mêmes industriels entretiennent souvent des relations quasi endogamiques avec les plus hautes autorités de l'Etat. Elevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur dans la promotion du 14 juillet, Serge Dassault, dont la famille entretient des liens serrés et anciens avec la famille Chirac, vient d'obtenir l'investiture de l'UMP dans l'Essonne pour conduire la liste des élections sénatoriales en septembre.
Vendredi 30 juillet. La Commission européenne donne son agrément au rachat par Wendel Investissement, le fonds d'investissement du même Ernest-Antoine Seillière, des actifs d'Editis, l'ancienne filiale d'édition de Vivendi. En clair, la holding du patron des patrons met la main sur une cascade d'éditeurs de livres et de manuels scolaires parmi les plus prestigieux, dont une ribambelle de maisons historiquement ancrées à gauche comme La Découverte ou 10/18. L'opération confirme donc encore un peu plus cette exception bien française qui veut qu'industriels et financiers aient un très large contrôle sur l'univers des médias, aussi bien dans le domaine de la presse (Lagardère et Dassault) que de l'édition (Lagardère et Wendel). Mais, dans le cas de Wendel, ce contrôle sera-t-il durable ? Ce 30 juillet, nul ne soulève la question. Et pourtant, pour être le président du Medef, M. Seillière n'en est pas moins un "entrepreneur" d'un type particulier. Plus financier qu'industriel, lui aussi est un spécialiste des allers et retours lucratifs, un peu sur le modèle d'UBS. De Carnaud Metalbox (emballage) jusqu'à Valeo (équipement automobile) en passant par AOM-Air Liberté (transport aérien), Cap Gemini (services informatiques) ou Biomerieux (vaccins), le fonds de M. Seillière est souvent entré au capital de nombreuses entreprises, en jouant de son enracinement français. Avant d'en ressortir au meilleur moment, quitte à laisser derrière lui des sociétés en piteux état. Lors de son offre sur Editis, M. Seillière avait toutefois annoncé que son fonds avait pour intention de garder le groupe d'édition "dix ou quinze ans". Il avait pris semblable engagement pour Valeo. La morale de toutes ces histoires ? Il n'y en a pas. Ce sont juste quatre jours ordinaires de la vie des affaires. Quatre jours au cours desquels on ne sait pas bien qui se soucie de l'intérêt général mais où l'on devine un entrelacs complexe d'amitiés particulières. Quatre jours où l'on voit des grands patrons, souvent prompts à dénoncer les empiétements de l'Etat, s'acoquiner avec lui pour obtenir des arrangements et embellir leurs affaires. Quatre jours pris au hasard. Choisirait-on une autre semaine que d'autres histoires émergeraient : celle d'une compagnie aérienne offrant des billets d'avion au chef de l'Etat et à sa famille, et bien d'autres encore.
Quatre jours parmi d'autres dans la vie du capitalisme français, qui - même quand il en va de la culture, de la défense ou de l'impôt - noie toutes choses, selon la belle formule de Marx, "dans les eaux glacées du calcul égoïste".
Laurent Mauduit, Le Monde, 17 août 2004
Mardi 27 juillet. Le tribunal de commerce de Paris décide de placer en redressement judiciaire la société de transports de fonds Valiance Fiduciaire, qui emploie en France quelque 3 000 salariés. L'affaire est, en soi, tristement banale. Malgré la reprise, le chômage reste à un niveau très élevé, tout proche de la barre des 10 % de la population active. Et Valiance fait partie de cette cohorte d'entreprises qu'une meilleure conjoncture n'est pas parvenue à sortir des difficultés. Son histoire est, pourtant, moins ordinaire qu'il n'y paraît. Car son actionnaire principal, UBS Private Equity, filiale du groupe Union des banques suisses (UBS), est l'un de ces fonds d'investissement qui ont prospéré en France depuis quelques années, au point d'être présent dans le capital de près de 3 600 entreprises. L'un de ces fameux fonds qui ont souvent mauvaise réputation car on les suspecte, en permanence, d'exiger des taux de retour sur investissement exorbitants, de 20 ou 25 %, puis de quitter le capital quatre à cinq ans plus tard, en prenant leur bénéfice, après avoir épuisé les possibilités de croissance de l'entreprise et en laissant parfois les salariés sur le carreau. Dans le cas d'UBS - qui est bien connu des grandes fortunes françaises car il est le numéro un mondial de la gestion privée - cela va-t-il être le cas ? Ces actionnaires font-ils partie de ces "patrons voyous" que Jacques Chirac avait dénoncés, dix-huit mois plus tôt, lors de l'affaire Metaleurop-Glencore ? Aussitôt la question se pose, car un porte-parole d'UBS fait savoir, le lendemain, aux agences de presse que la banque "estime ne plus rien devoir à Valiance". Mais cette fois, malgré la brutalité de l'annonce, pas d'émotion publique : il ne se trouve aucun responsable politique pour s'indigner du comportement du groupe suisse et de sa conception de "l'entreprise jetable". Quelques jours plus tard, mardi 10 août, UBS annoncera qu'elle a réalisé un profit en hausse de 60 % au premier semestre de 2004, soit près de 3 milliards d'euros. Son communiqué précise qu'elle a pour intention de continuer à placer "au cœur" de sa stratégie "une gestion de fortune qui soit en tête de la compétition au niveau mondial".
Mercredi 28 juillet. Le premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, annonce, lors d'une conférence de presse, qu'il a mis à l'étude une mesure d'amnistie fiscale pour les capitaux qui se sont illégalement investis à l'étranger et qu'il a retenu une revalorisation plus faible que prévu du salaire minimum pour 2005.
Les deux mesures - l'une au détriment des petits revenus, l'autre en faveur de quelques grosses fortunes exilées, en Suisse ou ailleurs, dans un autre paradis fiscal - suscitent étonnement et colère, même dans les rangs de la droite, à l'UMP et à l'UDF. Le parti de François Bayrou dénonce "un choc des symboles". Le président du Medef, Ernest-Antoine Seillière, lui, approuve. Le 3 août, sur RTL, il déplore que le smic soit "trop élevé en France". Il fait par ailleurs valoir que l'amnistie fiscale n'a de sens que si, dans le même temps, une suppression de l'impôt sur la fortune est décidée. Face au tollé, le premier ministre aurait finalement renoncé à son projet d'amnistie. Mais seulement provisoirement...
Jeudi 29 juillet. Le Monde révèle qu'un très gros contrat portant sur des avions Rafale est en passe d'aboutir : l'Etat va acheter au groupe Dassault 59 appareils, pour un montant record de plus de 3 milliards d'euros. D'où vient ce contrat ? Et pourquoi, après avoir été bloqué durant de longs mois, est-il subitement en passe d'aboutir ? Dans les milieux industriels, aussitôt une hypothèse circule : un mois après le rachat par Serge Dassault de la Socpresse (qui compte 70 titres dont Le Figaro, L'Express, La Voix du Nord, Le Progrès, Le Dauphiné libéré, Presse Océan...), sans doute y a-t-il dans ce contrat plus qu'une coïncidence. "C'est une sucette pour neutraliser la presse Dassault et pour qu'elle ne tombe pas dans le "sarkozysme"", assure un grand patron qui connaît le dossier. L'affaire, en tout cas, prend valeur de symbole : la presse française présente la singularité d'être de plus en plus dominée par des géants industriels, notamment de l'armement ; et, par surcroît, ces mêmes industriels entretiennent souvent des relations quasi endogamiques avec les plus hautes autorités de l'Etat. Elevé à la dignité de grand officier de la Légion d'honneur dans la promotion du 14 juillet, Serge Dassault, dont la famille entretient des liens serrés et anciens avec la famille Chirac, vient d'obtenir l'investiture de l'UMP dans l'Essonne pour conduire la liste des élections sénatoriales en septembre.
Vendredi 30 juillet. La Commission européenne donne son agrément au rachat par Wendel Investissement, le fonds d'investissement du même Ernest-Antoine Seillière, des actifs d'Editis, l'ancienne filiale d'édition de Vivendi. En clair, la holding du patron des patrons met la main sur une cascade d'éditeurs de livres et de manuels scolaires parmi les plus prestigieux, dont une ribambelle de maisons historiquement ancrées à gauche comme La Découverte ou 10/18. L'opération confirme donc encore un peu plus cette exception bien française qui veut qu'industriels et financiers aient un très large contrôle sur l'univers des médias, aussi bien dans le domaine de la presse (Lagardère et Dassault) que de l'édition (Lagardère et Wendel). Mais, dans le cas de Wendel, ce contrôle sera-t-il durable ? Ce 30 juillet, nul ne soulève la question. Et pourtant, pour être le président du Medef, M. Seillière n'en est pas moins un "entrepreneur" d'un type particulier. Plus financier qu'industriel, lui aussi est un spécialiste des allers et retours lucratifs, un peu sur le modèle d'UBS. De Carnaud Metalbox (emballage) jusqu'à Valeo (équipement automobile) en passant par AOM-Air Liberté (transport aérien), Cap Gemini (services informatiques) ou Biomerieux (vaccins), le fonds de M. Seillière est souvent entré au capital de nombreuses entreprises, en jouant de son enracinement français. Avant d'en ressortir au meilleur moment, quitte à laisser derrière lui des sociétés en piteux état. Lors de son offre sur Editis, M. Seillière avait toutefois annoncé que son fonds avait pour intention de garder le groupe d'édition "dix ou quinze ans". Il avait pris semblable engagement pour Valeo. La morale de toutes ces histoires ? Il n'y en a pas. Ce sont juste quatre jours ordinaires de la vie des affaires. Quatre jours au cours desquels on ne sait pas bien qui se soucie de l'intérêt général mais où l'on devine un entrelacs complexe d'amitiés particulières. Quatre jours où l'on voit des grands patrons, souvent prompts à dénoncer les empiétements de l'Etat, s'acoquiner avec lui pour obtenir des arrangements et embellir leurs affaires. Quatre jours pris au hasard. Choisirait-on une autre semaine que d'autres histoires émergeraient : celle d'une compagnie aérienne offrant des billets d'avion au chef de l'Etat et à sa famille, et bien d'autres encore.
Quatre jours parmi d'autres dans la vie du capitalisme français, qui - même quand il en va de la culture, de la défense ou de l'impôt - noie toutes choses, selon la belle formule de Marx, "dans les eaux glacées du calcul égoïste".
Laurent Mauduit, Le Monde, 17 août 2004